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Décembre 2008, Grèce : une tentative d’identifier la force et les limites de notre lutte
« Des frontières aux commissariats, la démocratie assassine » (mot d’ordre sur un mur)
Malgré les tentatives de l’État et du spectacle de réduire les événements de décembre 2008 à une « révolte des jeunes » qui, vu la sensibilité intrinsèque de leur âge, ont toutes les raisons de réagir au monde des adultes, on y trouve des éléments qui les désignent comme les événements historiques les plus importants des 35 dernières années en Grèce. Décembre fut une révolte d’une minorité de la classe ouvrière qui vit dans ce coin du monde. Par ses actions, cette minorité a critiqué les rapports sociaux contemporains, le travail, la marchandise, l’État. Cette critique (destructrice et créatrice à la fois) était anticapitaliste et non réformiste et exprimait le besoin de dépassement des rapports capitalistes.
« Remember, remember the 6th of December », a été inscrit sur un mur à Athènes. Depuis ce soir-là et pendant quelques jours ce sont les actions d’une foule de jeunes surtout (mais pas exclusivement) prolétaires qui ont parlé : flics et commissariats attaqués, banques incendiées, magasins détruits et pillés, ministères, chambres d’industrie et entreprises de location de personnel vandalisées, universités, mairies et autres bâtiments publics occupés. Les attaques contre les magasins de luxe commencèrent dès la première nuit ; le lien entre le meurtre du jeune de 15 ans et l’arrogance du capital était direct et explicitement affirmé. Les attaques contre les concessionnaires automobiles, les feux de circulation, les arrêts de bus, c’est-à-dire contre des composants de la circulation dans la ville, eurent lieu régulièrement. Les attaques contre les banques, qui symbolisent et territorialisent à l’intérieur de l’espace urbain la domination de l’argent sur les besoins des individus, furent acharnées et pendant les premiers jours de la révolte il y eut toujours des tentatives de les incendier.
Dans les rues des villes révoltées, on trouvait des élèves du secondaire, parmi lesquels nombre d’immigrés de deuxième génération, des étudiants, des jeunes travailleurs et chômeurs, des gens du pays et des immigrés, des « lumpen » prolétaires et quelques travailleurs « stables ». Dans l’évolution de la crise capitaliste mondiale, la révolte en elle-même a démontré « la profonde conviction des jeunes que leur avenir a été pillé d’avance » (comme Mike Davis l’a signalé très pertinemment lors d’une interview, quotidien Eleftherotypia, 28/12/2008). Décembre ne fut pas un mouvement contre l’arbitraire policier ou la répression. Le fait que la répression devint la cible de l’attaque prolétaire peut s’expliquer si l’on considère dans sa réalité le coup tiré par un petit flic quelconque : comme l’expression d’un État qui doit intervenir d’une façon de plus en plus disciplinaire contre un prolétariat dont la reproduction a encore plus de mal à s’intégrer dans le monde capitaliste actuel. Ce n’était pas non plus un mouvement contre le gouvernement : les actions des révoltés, ayant comme point de départ la vie de merde d’aujourd’hui[1], étaient dirigées contre l’avenir du monde capitaliste.
Il est important d’examiner la manière dont la planification urbaine spécifique du centre d’Athènes a contribué à la jonction de différentes parties du prolétariat pendant la révolte, reliant en un seul bloc le quartier des « révoltés permanents » et celui des immigrés. Le boulevard Patision joua une fois de plus son rôle historique, celui d’un boulevard des affrontements de classes. Il est situé dans un triangle géographique dont les côtés correspondent à trois mondes. Exarchia constitue la territorialisation « d’une ‘guerre civile de basse intensité’ permanente qui semble avoir longtemps caractérisé la relation entre la police et diverses couches de la jeunesse » (M. Davis). C’est le territoire où la contre-culture et plusieurs formes de sous-culture et de marge sociale, ainsi que la circulation et la fermentation des idées politiques (plus ou moins) radicales, trouvent un espace. Il ressemble au « village gaulois » à l’intérieur de la métropole marchande et sécuritaire. Historiquement, il a été l’endroit de comportements subversifs et de conflits sociaux intenses. Dans les années récentes, les quartiers des immigrés, qui sont situés de l’autre côté du boulevard Patission, vers Omonia et la rue Peiraios, constituent le lieu où se rassemblent les parties les plus lumpen du prolétariat multinational. Sur le troisième côté, il y a la zone de la rue Ermou, de la place Syntagma et du quartier de Kolonaki. Ce sont les zones de la richesse et du pouvoir d’Etat, et le fait qu’elles sont au voisinage des marginaux et des rebelles est provocateur. La proximité de ces zones, due à l’incapacité de l’Etat grec à appliquer une politique de « rénovation » et de stérilisation du centre (à la différence de nombreuses métropoles européennes), crée un mélange détonant, qui explosa en Décembre. Pendant l’explosion, différents aspects des réactions par rapport à la dépréciation et à la précarisation de la vie se rencontrèrent. C’est pourquoi la révolte se diffusa, le feu se répandit et menaça de brûler une bonne partie du pays. Tandis que l’Etat mendiait des protestations pacifiques et symboliques, les émeutiers cherchaient des bâtiments d’Etat dans leurs quartiers pour les occuper ou les attaquer. Ils essayaient de déclarer par tous les moyens que l’ennemi est partout.
« Nous sommes une image de l’avenir » (mot d’ordre sur un mur)
Décembre a une importance historique, parce que les actions qui le constituent créent le besoin de dépasser le contenu de la critique prolétarienne du monde. Décembre est la crise actuelle de la reproduction du rapport capitaliste, car la composition et les actions des insurgés mettent en évidence l’impasse de la société capitaliste. Les insurgés, peu importe comment le capital les appelle (lycéens ou étudiants, jeunes travailleurs précaires, immigrés), sont les prolétaires dont le capital ne semble pas vouloir garantir l’avenir. Leur situation “no future” menace le reste du prolétariat et le rapport capital lui-même en même temps.
Les actions destructrices de Décembre furent socialisées et propagées. S’il était historiquement possible pour ces actions de continuer et de se développer, alors la question de la destruction du capital par les prolétaires serait mise en avant. Dans ce sens, Décembre montra la potentialité de détruire le capital à l’avenir ; il constitua la rupture avec le passé historique des luttes de classes. L’abolition du capital, c’est-à-dire l’abolition des classes, et donc également l’abolition du prolétariat, et la production de nouveaux rapports sociaux immédiats entre les individus est le communisme. La production du nouveau monde a nécessairement pour point de départ la destruction du vieux monde. Ici réside l’image de l’avenir que Décembre portait en lui : seule la destruction de bâtiments, de moyens de production, de réseaux de distribution, de toute situation ou lieu que le capital préserve, est capable de créer les conditions de la nécessité du communisme. C’est seulement lorsque l’activité quotidienne sera inséparable de l’activité insurrectionnelle que se présentera l’occasion de l’abolition des classes, c’est-à-dire de l’abolition du travail et de la valeur. C’est seulement par la destruction de l’espace urbain que la division du temps entre travail et autres activités aussi bien que la division de l’espace entre production et reproduction peuvent être mises en question. Comme Marx l’écrivait au 19ème siècle dans les Grundrisse, « les rapports entre individus sont fixés dans des choses parce que la valeur d’échange est matérielle par nature ». L’abolition de la valeur commencera nécessairement par la destruction de choses. Quand cette destruction sera généralisée au point où le prolétariat devra trouver la voie pour vivre en n’étant plus prolétariat, seulement alors apparaîtra la potentialité du communisme. Le communisme n’est pas « l’appropriation des lieux publics » ou la « distribution à tous » des produits qui ont été produits dans le cadre du capital, ou « l’autogestion » des usines qui ne peuvent être que des lieux où l’on produit de la valeur. De la même façon il ne peut être seulement « violence », « affrontement avec l’Etat » ou « destruction de bâtiments ». Les nouveaux rapports sont la généralisation des mesures communistes qui seront prises parce qu’elles seront nécessaires à la fois à la lutte et au maintien de la vie. La communisation est la mise en rapport de toutes les pratiques communistes dictées par les besoins de l’affrontement avec le capital, et leur généralisation jusqu’au point qui rend impossible tout retour en arrière. Le produit historique de ce processus est le communisme : non l’« autogestion » de la production, mais la destruction de la division de la vie entre production et reproduction. Non « l’appropriation des lieux publics», mais la destruction des divisions que l’espace urbain impose.
La révolte de Décembre montrait l’avenir, mais elle s’arrêta Après la révolte, le contenu de la lutte de classe fut transformé et l’on recommença à poser des revendications. Toute tentative prolétarienne dans le cours de laquelle la survie ne s’identifie pas avec la poursuite de la lutte contre toutes les formes du capital remodèle certes le rapport capital, mais elle est condamnée à être défaite tant que ses acquis se trouvent dans le capital. La communisation n’est pas la défense d’une voie alternative de l’organisation de la vie, la communisation ne défend rien, elle se poursuit. La communisation ne peut être qu’autocritique de la révolution, c’est-à-dire révolution contre sa décélération (qui est contre-révolution), révolution dans la révolution.
« Revenir à la normale ? Il n’en est pas question » (mot d’ordre sur un mur)
Dans un bilan de la révolte de décembre du point de vue de la destruction du capital, il est important d’examiner ce que les prolétaires révoltés des deux sexes[2] ont fait, ce qu’ils n’ont pas fait, c’est-à-dire quelles étaient les limites de leurs actions, et ce qu’ils ont montré pouvoir faire dans l’avenir.
Les actions qui montraient la direction d’un monde nouveau, malgré les contradictions qui se trouvaient aussi en elles, étaient les attaques contre les bâtiments et les magasins, le pillage des marchandises, la pratique anti-syndicale qui s’est exprimée lors de l’occupation du bâtiment de la GSEE (Confédération Générale des Travailleurs) et les attaques sauvages des commissariats de police par les lycéens. Ces actions sont importantes, parce qu’elles se placent en dehors de tout cadre revendicatif. Également importante fut la participation relativement forte des immigrés, fait qui démontre que les divisions parmi les prolétaires sont surmontées uniquement quand la lutte est contre le capital. Nous traiterons séparément du rôle du « milieu anti-autoritaire », à cause de sa contribution spéciale au mouvement de Décembre, aussi bien que de la question de la violence sociale, du fait de sa signification particulière. La limite historique de la lutte de Décembre aussi bien que ses perspectives d’avenir sont abordées dans la dernière partie du texte.
« Ils foutent notre vie en l’air, nous foutrons tout en l’air pour prendre notre vie en main » (mot d’ordre sur un mur)
Les prolétaires révoltés n’ont formulé aucune demande et n’avaient aucune revendication, parce qu’«ils vivent quotidiennement et, par conséquent, ils savent bien que la classe dominante refuse de satisfaire toute demande de ce genre», comme on lisait sur un tract distribué par quelques occupants de l’ASOEE (École Supérieure d’Études Économiques et Commerciales). Les jours de décembre ont rendu plus que clair que la crise du capitalisme est aussi une crise de la politique. Les révoltés saccageaient ou occupaient les bâtiments de l’État, c’est-à-dire du capitaliste collectif et du mécanisme de reproduction sociale avec lequel ils auraient dû tenter d’entrer en compromis dans le cadre d’une lutte revendicative. Leurs attaques contre les bâtiments publics et l’absence de revendications n’ont été que deux aspects de la même réalité. « C’est bien sûr cette absence de demande de réformes (et ainsi l’absence de toute prise permettant la gestion de la protestation) qui est l’élément le plus scandaleux – et pas les cocktails Molotov ou les vitrines brisées » signale justement Mike Davis dans la même interview.
Décembre ne cherchait pas à négocier, et cela constitue une rupture avec le mouvement des occupations étudiant de 2006-07, qui fut massif et de longue durée et constitue le précurseur direct de la révolte, dans le sens où ce mouvement exprimait la rébellion d’une fraction particulière de jeunes prolétaires, des étudiants, qui a un grand poids social dans le cas grec[3]. Ce fut un mouvement contre le blocage de la reproduction de la (future) force de travail qualifiée. Mais le mouvement étudiant était revendicatif (il revendiquait une meilleure intégration pour les jeunes spécialisés), malgré les contradictions et les conflits internes qu’il a connus. Nous mêmes, faisant partie de ce mouvement et envisageant son incapacité de s’étendre au delà de l’université, nous considérions que certaines demandes concrètes pourraient constituer un outil (politique) de contestation des clivages au sein de la classe ouvrière. Alors que nous faisions l’expérience – chacun d’entre nous d’une manière différente – de l’attaque contre les conditions de notre reproduction (question centrale de la restructuration capitaliste), nous avons crû que la revendication d’un « salaire social » jouerait ce rôle et ainsi nous l’avons concrétisée dans le mouvement pour un salaire du travail étudiant. Cette revendication était l’une de celles qui exprimaient l’opposition de la classe ouvrière à la tendance du capital, dans la période historique actuelle, à réduire le salaire indirect en supprimant les prestations sociales et en poussant encore plus vers la subordination immédiate de la reproduction de la force de travail au rapport salarial. Notre but était de mettre l’accent sur le fait que les activités des fractions non salariées – chaque fois pour des raisons différentes – de la classe ouvrière sont du travail, au sens où le rapport capital est reproduit. C’est pourquoi nous pensions que la revendication d’un “salaire social”, qui pose la question de l’amélioration de la situation des étudiants, des hommes et des femmes sans emploi, et de façon générale de tous ceux qui sont en dehors du salariat, déboucherait sur notre capacité, tous les salariés réunis, de mettre en question le rapport capital à partir d’une meilleure position. Aussi avons-nous cherché à le promouvoir en tant que revendication subversive dans le mouvement; c’est une contradiction que nous n’avons été capables de voir qu’après Décembre. Seule une petite partie radicale du mouvement de la jeunesse scolarisée reprit cette revendication. La révolte de Décembre nous en fit voir la raison. La fragmentation du prolétariat a un caractère historique et ainsi nous ne pouvons l’envisager seulement comme une faiblesse ou une défaite de la classe ouvrière; de même nous ne pouvons envisager la précédente situation historique de la classe ouvrière, c’est à dire la précédente forme du capital, comme une victoire.
Le prolétariat, après la défaite des luttes des années 60-70 et la contre-révolution, a été divisé en catégories nécessairement antagonistes – salariés et non-salariés – puisque la condition généralisée qui prévaut sur le marché du travail est la précarité. Mais la généralisation de la précarité ne peut pas conduire à “l’unité des travailleurs précaires”, car les conséquences de la précarité et surtout la difficulté de leur reproduction en tant que travailleurs, affirment la décomposition déjà atteinte par l’identité ouvrière, qui découle de la fragmentation dans le temps et dans l’espace de la production que la restructuration du capital a entraînée. Mais le capitalisme est le rapport entre deux classes et le problème de la reproduction de la classe ouvrière est aussi le problème du capital. La révolte de décembre et notre participation à celle-ci a été la critique vécue de notre attitude précédente, car elle nous a démontré que la fragmentation du prolétariat n’est pas mise en question par des revendications qui confirment la condition prolétarienne telle qu’elle existait dans la phase historique précédente ; aujourd’hui elle ne peut être mise en question que dans la révolte, qu’au moment de la critique en actes du rapport capital lui-même, c’est-à-dire de l’existence même des prolétaires en tant que force de travail.
L’absence de revendications signifiait en même temps la prédominance, dans la rue, d’une forme d’organisation informelle (le cercle d’amis ou la bande). Il n’y eut pas d’appels officiels aux protestations; pendant les premiers jours les émeutiers se rencontrèrent et exprimèrent leurs désirs de destruction de façon nécessaire dans les manifestations. Cela fut visible dans la simplicité sauvage des banderoles qui disaient simplement “Assassins!”, tandis que les (très rares) banderoles des organisations politiques ou syndicales exprimaient le besoin de ces dernières de se maintenir à l’écart de la violence supposée “aveugle” et “sans orientation”. Les émeutiers organisaient leurs actions sur la base de leurs rapports immédiats ( rapports que les rues étendent au-delà des relations existantes entre copains) et de leur désir mutuel d’une action spécifique. Comme les groupes d’amis n’ont pas de bureaux, ne publient pas de brochures politiques et ne gardent pas d’archives, il sont condamnés à se perdre dans l’anonymat de l’histoire et par suite il est difficile de garder une trace de leurs actions. Ce sont des groupes de « provocateurs » dont les actions ne peuvent être contrôlées par les partis, ce sont les voix qui lancent un nouveau mot d’ordre, ce sont les éléments qui constituent le sujet collectif de “émeutiers en cagoule”. Les groupes d’amis ne prennent pas la responsabilité de leurs actions, parce qu’ils ne sont pas intéressés à en tirer un profit politique; leur présence imprévisible joue le rôle principal dans un événement et ils disparaissent aussitôt après. De la deuxième génération d’immigrés aux collectifs anti-autoritaires, qui agissent dans les rues plutôt comme des groupes ou des bandes[4] que comme des organisations politiques, du fait des relations immédiates entre leurs membres, les groupes d’amis furent les stars incontestées si tant est qu’on puisse parler d’organisation dans les premiers jours de la révolte de Décembre.
La prédominance de ces groupes en tant que forme d’organisation eut un résultat tout à fait spécifique: l’État a eu beau chercher, il n’a pas pu trouver une représentation des révoltés et surtout il n’a pas pu en fabriquer une, afin d’ouvrir la voie pour dompter le mouvement. Dans tout mouvement revendicatif il existe par définition une organisation qui exprime ses limites. Par exemple, une grève est organisée par un syndicat ou même par une fraction combative des ouvriers en dehors du syndicat ; ces deux formes d’organisation assument en fin de compte le rôle de garantir la reprise du travail (peut-être même contre une minorité qui ne désire pas cette reprise). De même, une protestation sur une question concrète est organisée par un parti (ou un milieu politique), dont le rôle est avant tout de définir la question, c’est-à-dire de définir l’issue du combat en tant qu’enjeu se rapportant à une question précise et déterminer par la suite le contenu ainsi que le moment de la victoire ou de la défaite, c’est-à-dire le moment de la fin du combat. Dans le cas de Décembre, il y a eu des récupérateurs de toute sorte qui, aux côtés de ceux qui condamnaient en bloc la révolte, essayaient de convaincre que c’est uniquement la protestation politique qui peut générer des avantages et pas la soi-disant violence aveugle. Pourtant, la tentative de médiation a échoué, car les médiateurs faisaient face à des révoltés qui, refusant leur rôle, montraient qu’ils ont enfin compris qu’il ne peut y avoir d’«avantage » matériel pour eux dans le capitalisme.
« Up against the wall motherfuckers! We’ve come for what’s ours… » (titre d’un tract)
Dans toutes les révoltes prolétariennes récentes (il y a de nombreux exemples : Watts 1965, Detroit 1967, Bologne 1977, Los Angeles 1992, Albanie 1997, Argentine 2001, France 2005), et aussi en Grèce pendant la révolte de Décembre, les prolétaires s’approprièrent ce qui devenait accessible dans le chaos que les émeutes créaient. Les pillages ont eu lieu surtout à Athènes, dans un moindre degré à Thessalonique et à un degré encore moindre en province. Ils constituent le plus grand scandale de Décembre. Les journalistes et les médiateurs politiques de tous bords ont pu dans un premier temps supporter et « justifier » les attaques contre la police et les vandalismes, mais jamais l’attaque prolétarienne contre la propriété privée. Et pourtant, quoi de plus naturel que l’expropriation directe quand le spectacle distribue à gogo des promesses de bonheur consumériste, au moment même où l’on prive les prolétaires des moyens pour satisfaire ces promesses.
Le rôle principal dans les pillages de décembre a été tenu par les immigrés, mais ils n’étaient pas les seuls à y participer. Dans plusieurs cas, des élèves, des étudiants, mais également des prolétaires grecs d’un âge plus avancé ont pu profiter des soldes à 100% qu’offrait la faiblesse de l’État à protéger la propriété privée. Bien entendu, l’État et les moyens d’information ont tenté de distinguer parmi les révoltés manifestants grecs et pilleurs étrangers. Pour bon nombre d’immigrés c’était leur seule façon de participer à la révolte ; vu que la police était occupée, ils ont saisi l’occasion pour exproprier des marchandises dans les magasins de leur quartier. Dans deux cas au moins, des dizaines d’entre eux sont apparus brusquement, venus de nulle part, et ils ont vidé les magasins d’une rue commerciale. Dans d’autres cas, il y a eu des pillages derrière les barricades dans des quartiers qui étaient provisoirement libérés de la police durant les affrontements. Il est important de souligner que les pillages ont commencé à Athènes juste après le coup de feu, le premier soir de la révolte, et à Thessalonique le lendemain. Les réappropriations qui ont eu lieu concernent une très large gamme de marchandises : des denrées alimentaires et autres articles de première nécessité (médicaments, meubles, habits, carburant) jusqu’aux articles de luxe, certains d’entre eux destinés à la revente. À certaines occasions il y a eu des attaques de distributeurs automatiques de billets visant la monnaie « sonnante et trébuchante », mais sans succès. Plusieurs « professionnels de la délinquance » ont saisi l’occasion pour organiser des attaques contre des joailleries et autres commerces de luxe. Souvent, après le pillage, les révoltés détruisaient les magasins et les marchandises qu’ils n’avaient pu emporter. C’est ainsi qu’ils concevaient l’achèvement de leur fête. À travers leurs actions ils déclaraient que bien qu’aujourd’hui ils utilisent les marchandises (les privant de leur valeur d’échange dans la plupart des cas), ils ne souhaitent pas que les magasins existent demain.
Comme toute mesure communiste qui n’est pas généralisée, le pillage est aussi une pratique contradictoire. Les dégâts causés aux rapports marchands par l’appropriation des marchandises dans les vitrines brisées des magasins restent partiels. Le rapport marchand survit finalement dans la possession privée ou dans la revente des butins. Dans les deux cas, le révolte est confrontée à ses limites. Les marchandises appropriées deviennent non des choses utiles pour les rapports immédiats entre individus sociaux, mais des valeurs d’usage pour chaque individu indépendant ou pour chaque communauté séparée. Nous ne savons pas exactement ce qui s’est passé à l’intérieur des communautés d’immigrés. Nous pouvons sûrement imaginer que certains jours de congé furent fêtés car la vente des marchandises appropriées éliminait temporairement l’obligation de travailler. Nous pouvons aussi imaginer des fêtes avec de la nourriture et des boissons volées et des rassemblements bruyants pour regarder le match de foot devant le “nouveau” poste de télé et la table fraîchement volée pour mettre le poste dessus, au lieu de poireauter autour des kiosques à journaux ou dans les épiceries qui font une “offre télé” sur la place Victoria.
Mais ces fêtes sont incomplètes; elles sont le retour à la normale. Certes il y eut des cas de “voleurs” partageant les marchandises volées, mais ils furent très peu nombreux et ne se généralisèrent pas. Cette pratique participait plus d’une fête émeutière que de la nécessité de survivre. La pratique du pillage ne sera réellement libératrice que lorsqu’elle atteindra sa destination finale: la réappropriation de notre avenir pillé par le capital.
« Ces journées appartiennent à Alexis » (mot d’ordre sur un mur)
L’entrée des élèves du secondaire dans la scène des affrontements, le matin du lundi 8 décembre, donna à l’agitation une autre dimension et la propagea dans les quartiers d’Athènes et dans plusieurs petites villes de province. Aux attaques sauvages des élèves du secondaire contre les commissariats participaient aussi plusieurs immigrés de deuxième génération, élèves du secondaire eux-mêmes. Vu l’impuissance de l’État grec à promouvoir une éducation ségrégative (il est habituel que des lycéens grecs et immigrés soient assis sur le même banc) et l’absence d’une exclusion urbanistique des immigrés comme c’est le cas dans les villes françaises[5], cette génération d’immigrés interagit avec les lycéens d’origine grecque, parce que les conditions auxquelles doivent faire face beaucoup de jeunes grecs et étrangers coïncident. Ce fait explique en grande partie leur présence collective lors de l’agitation de Décembre.
Naturellement, ce sont les lycéens qui ont vécu, plus que tous les autres, l’assassinat du jeune de 15 ans, comme l’assassinat de l’un d’entre eux. Il est clair que ces lycéens savent très bien ce que l’avenir leur réserve[6]. Les déclarations de l’avocat du flic meurtrier pour justifier la mort du jeune, tout comme le choix même par l’Etat de cette personne particulière comme défenseur du meurtrier, représentent une déclaration officielle de l’Etat: l’intégration est désormais accomplie en termes répressifs/disciplinaires. Le fait que toute vie prolétaire court un risque fait désormais partie des choses normales. Outre la pression de la famille, les jeunes scolarisés vivent l’intensification de la discipline et de la rationalisation des mécanismes de sélection/exclusion (loi “contre les cagoules”, attaque contre les sous-cultures des jeunes et harcèlement policier permanent dans les rues, une série de lois ou de propositions législatives sur l’éducation – quelques exemples récents: pour entrer à l’université la note 10 est désormais exigée, il y a aussi une proposition de service militaire obligatoire dès l’âge de 18 ans). Les expressions les plus récentes de l’agitation dans le système éducatif sont le mouvement étudiant et la grève de 6 semaines des enseignants du primaire en 2006-2007; un de leurs effets fut la ré-émergence après 2006 des “habituelles” occupations dans les écoles, sans raison/revendication spéciale[7] la plupart du temps; bref, les élèves expriment qu’ils n’ont pas envie d’être des élèves, et par le moyen des occupations ils diminuent indirectement la durée de l’année scolaire.
La pratique des jeunes scolarisés pendant la révolte annonce que la crise de reproduction du système capitaliste est déjà là. Les jeunes scolarisés grecs (sans tenir compte de la couche de la classe ouvrière dont ils sont issus) sont persuadés que leurs conditions de vie seront pires que celles de leurs parents. Les futurs travailleurs/chômeurs, sachant qu’ils seront la force de travail superflue dans l’avenir, refusent à travers la révolte leur rôle de lycéen ou d’étudiant dans le présent. Pendant les premiers jours de la révolte, les jeunes scolarisés parcouraient en groupes le centre et divers arrondissements des villes, cherchant vraiment la police; quand ils la rencontraient, ils attaquaient jusqu’à l’épuisement. Ils se tenaient avec audace à très courte distance des flics, risquant l’arrestation et le passage à tabac. Ils étaient vraiment incontrôlables. L’absence de revendication s’est exprimée par l’élan destructeur contre les commissariats, une pratique « revalorisée » par rapport aux occupations d’écoles. Peut-être la combinaison de l’absence totale de revendications et de l’intensité de la violence pendant les premiers jours de la révolte est la raison pour laquelle les occupations d’écoles n’ont pas été généralisées par la suite. Comme leurs actions ne se répandaient pas et n’étaient pas généralisées, leur élan retomba et ainsi il fut difficile pour eux de revenir à la pratique traditionnelle de “sauter les heures de classe”, après tout ce qu’ils avaient accompli en dehors de l’école.
« Ces jours sont les nôtres aussi » (tiré d’un tract écrit par des immigrés albanais)
Les actes de révolte simultanés des prolétaires grecs précarisés et des immigrés, auxquels le capital impose la précarité en termes plus que brutaux, marquent le dépassement des divisions ethniques, raciales et religieuses. Le fait que lors du mouvement français en 2005-06 cette division a joué un rôle décisif, fait de l’action simultanée des prolétaires grecs et immigrés en décembre une évolution d’une importance historique. La première génération d’immigrés des Balkans (ceux qui ont commencé à affluer dans le pays dès 1990) n’a pas pris part à la révolte; en général, ils sont relativement intégrés à la société grecque[8]. Ils étaient destinés à suppléer aux déficiences de l’Etat-providence (ils assumaient une partie du travail de reproduction, comme les soins aux petits enfants et aux personnes âgés, à un coût très bas) alors que le capital attaquait le salaire direct et indirect du prolétariat local; de plus, touchant de faibles salaires, ils étaient utilisés pour faire pression sur l’ensemble de la classe ouvrière grecque. Ils sont dans une forte proportion employés sur le marché du travail “non officiel”, qui leur fournit un revenu minimum pour se débrouiller et peut-être de meilleures conditions de vie que celles qu’ils avaient habituellement dans leur pays d’origine. Par contre, leurs enfants, qui ont commencé leur vie dans ce pays, ont des attentes plus grandes et ils voient qu’elles ne peuvent pas être satisfaites; leur vie peut être tout au plus semblable à celle de leurs parents, ce qui constitue pour cette génération une raison de se révolter[9]. Ces jeunes immigrés vont à l’école et malgré le fait qu’ils ne sont pas complètement séparés du reste des élèves, comme on a vu plus haut, ils vivent le racisme et la dépréciation et ils savent qu’ils sont les premiers à faire face à une échelle d’ascension sociale bloquée. Au delà de la participation de jeunes immigrés des Balkans aux manifestations agressives des élèves dans les quartiers d’Athènes, des groupes-bandes de jeunes immigrés se sont joints aux manifestations centrales du lundi 8 décembre. Ils n’avaient pas d’intention particulière de se battre avec les flics. Leur cible principale les banques et les bâtiments publics, mais certains d’entre eux n’ont pas raté l’occasion pour piller des magasins.
Aux émeutes d’Athènes ont également participé les immigrés récents et misérables, qui vivent dans les quartiers-ghettos du centre-ville; les surnuméraires/exclus : afghans, pakistanais et africains. Ce prolétaires ont participé aux combats du centre-ville, aux alentours de leurs quartiers, pendant les premiers jours des émeutes de décembre et ils ont pillé plusieurs magasins quand l’occasion se présentait. Ils ont aussi attaqué le commissariat d’Omonoia, connu pour les nombreux cas de brutalités contre les immigrés.
Évidemment, la coexistence de différentes fractions prolétariennes et de leurs pratiques n’était pas toujours harmonieuse. Dès le premier jour, plusieurs immigrés qui tentaient de piller ont été repoussés par certains manifestants. Également, pendant l’occupation de l’École Polytechnique d’Athènes à laquelle participaient quelques immigrés après l’explosion des premiers jours, il y a eu des confrontations animées sur cette question entre certains anarchistes et les immigrés. On ne peut pas ignorer le fait que dans certains cas les confrontations au sujet des pillages ont eu lieu pendant les affrontements avec la police, car certains parmi les expropriateurs ne contribuaient pas au maintien des affrontements grâce auxquels ils pouvaient s’approprier ce qu’ils voulaient. À noter aussi que certains des participants aux affrontements, au lieu de se réserver les marchandises, les jetaient dans le feu, soulignant ainsi la valeur d’usage qu’elles devraient avoir en ce moment précis. D’un autre côté, cependant, les confrontations au sujet des pillages sont apparues ailleurs sans qu’il soit question de soutenir le combat (comme par exemple le lundi 8 décembre). Ceux des anarchistes qui s’en sont pris aux « voleurs » auraient très bien pu mettre en valeur leur savoir-faire pour aider à l’expropriation de marchandises et à leur transformation en valeurs d’usage pour ceux qui en avaient besoin, mais au lieu de cela ils ont défendu la « pureté politique » des événements, c’est-à-dire qu’ils pensaient et agissaient déjà en fonction de l’image qu’on aurait d’eux après la fin de la révolte.
La réponse de l’État à la participation des immigrés aux évènements fut celle qu’on pouvait attendre: intensification de la répression, opérations de ratissage, expulsions et projet de création d’un camp de concentration à Aspropyrgos. Mais en même temps le flux migratoire grandit et l’État grec se trouve face à des foules de prolétaires surnuméraires qui transitent obligatoirement par la Grèce à cause de sa situation géographique. Cette combinaison chez les immigrés sans-papiers de conditions de vie étouffantes et de l’expérience de la participation aux évènements de Décembre jouera un rôle majeur dans la configuration des luttes de classe en Grèce dans un proche avenir[10].
« Assemblée Générale d’Ouvriers Révoltés »
L’occupation du bâtiment de la GSEE a exprimé d’une façon contradictoire la force et la limite de la révolte. Malgré le fait que l’initiative provenait de syndicalistes de base (le rôle principal étant tenu par le syndicat des travailleurs sur deux-roues) qui, dans le remous social, ont trouvé l’occasion de fortifier leurs syndicats par le moyen d’une action « spectaculaire », l’occupation a exprimé le besoin des prolétaires révoltés de voir la révolte « atteindre » les lieux de travail. Ce même besoin d’extension de la révolte avait été exprimé les jours précédents avec l’occupation de mairies et autres bâtiments publics dans les voisinages/quartiers et dans certaines villes de province.
C’est ainsi que, dès le début de l’occupation du bâtiment de la GSEE, les syndicalistes de base se sont trouvés face à une tendance radicale de prolétaires précaires et stables qui considéraient cette occupation comme la seule possibilité restante pour atteindre le domaine de la production en termes de révolte. Naturellement, les deux tendances ont attaqué la principale instance syndicale bureaucratique des travailleurs en Grèce, mais leur concordance de vues s’arrêtait là[11]. Allant contre le contenu même de la révolte, ceux qui étaient pour un syndicalisme autonome ont défendu l’identité ouvrière de l’occupation et ont tenté (sans succès) de restreindre le rôle des non-travailleurs révoltés dans celle-ci. La synthèse (contradictoire) des deux tendances opposées se reflète dans la désignation de cette opération comme “Assemblée Générale d’Ouvriers Révoltés”.
L’occupation de la GSEE – tout comme les contradictions et les conflits qui se sont manifestés lors des occupations dans les quartiers – a fait transparaître l’impossibilité d’extension de la révolte. Des milliers de travailleurs sont passés par le bâtiment occupé de la GSEE, tandis que plus de cinq cent personnes faisaient leur apparition lors des assemblées de l’occupation. Pourtant on ne peut dire, en aucun cas, qu’une partie – fût-elle infime – de ces travailleurs a rejoint cette activité, suggérant des actions spécifiques sur les lieux de travail. La présence des passants avait un caractère exploratoire et ils ne se sont pas impliqués activement dans un processus que la plupart d’entre eux concevaient comme syndical, c’est à dire une discussion sur la possibilité de revendications ouvrières et sur les moyens de les promouvoir. Mais c’est précisément à cause du fait que l’occupation ne formulait pas de revendications, que cette contradiction a rendu à plusieurs reprises la discussion chaotique. À noter aussi que les interventions organisées dans les lieux de travail (aux centres d’appel de l’organisme des télécommunications – OTE – et dans une entreprise de sondages) n’ont pas pu atteindre leur but, c’est-à-dire le blocage de la production.
L’occupation du bâtiment de la GSEE a duré cinq jours. Certains syndicalistes de base, dès le deuxième jour[12], tentaient sans cesse de bloquer la continuation de l’opération, contre le besoin ressenti par la majorité des occupants de continuer l’occupation sans aucun but revendicatif / syndical. Il est à noter cependant que dans cette opposition, il y a eu des camarades qui sont aussi des syndicalistes de base, qui ont défendu la pratique antisyndicale d’occupation sans revendications et qui y sont restés. Cela indique deux choses: premièrement, à des moments historiques cruciaux, la séparation verticale des tendances du mouvement sur base d’identités politiques est aboli en pratique; deuxièmement, ces tendances, le syndicalisme de base étant à ses débuts, ne constituent pas des pôles stables dans le mouvement. Justement parce que c’est un conflit très important, qui sera plus intense à l’avenir, ce qui importe c’est son existence même et non pas la solidité des deux blocs.
Le dernier jour de l’occupation il y a eu la première manifestation de solidarité aux personnes arrêtées pendant la révolte. C’est ainsi qu’on est passé concrètement au stade des « opérations post-révolte », puisque les centaines de participants ont formé une « assemblée de solidarité aux personnes arrêtées de la révolte » qui fut par la suite active pendant deux mois et demi avant de dégénérer. Une autre opération post-révolte importante à Athènes, qui découle de la tentative d’assassinat de Konstantina Kouneva (une syndicaliste, ouvrière bulgare immigrée travaillant dans le secteur du nettoyage), a également un rapport avec l’occupation du bâtiment de la GSEE puisque la majorité des participants se sont aussi rencontrés pendant cette occupation. La coexistence conflictuelle de la tendance syndicale avec la tendance antisyndicale apparaît d’une façon encore plus claire dans cette activité. Dans les occupations des Bourses du Travail qui ont eu lieu plus tard à Patras, à Thessalonique et dans d’autres villes de province, c’est la tendance syndicale qui a prédominé.
« Violence contre la violence du pouvoir » (vieux mot d’ordre)
Dans les manifestations de Décembre, beaucoup plus de prolétaires prirent part aux émeutes en comparaison avec les mouvements sociaux du passé. Dans les conditions historiques de la rébellion, les individus utilisent des armes immédiatement improvisées faites de matériaux faciles à trouver et à transformer. La chaussée pavée consiste en pierres et, naturellement, ce sont les pavés qui écrivent l’histoire. Dès le premier jour de la rébellion, beaucoup de gens attaquèrent la police en jetant de l’eau, des pots de fleur et des morceaux de bois depuis leurs balcons, la variété des objets qui tombaient sur la tête des flics exprimait le niveau accru de socialisation de la violence prolétarienne. Les affrontements avec la police pendant la rébellion exprimaient la haine et la colère contre l’expression la plus apparente de la réalité dans son ensemble et pas seulement contre les “assassins de jeunes en puissance”. La forme de l’Etat moderne qui correspond à la réalité contemporaine du rapport de classe est la forme de la répression : la police. Ceci parce qu’il est historiquement devenu particulièrement difficile pour l’Etat de remplir son rôle d’agent de la reproduction sociale sur un mode différent de la répression. L’Etat sécuritaire moderne est destiné à remplir une fonction de reproduction sociale spécifique : celle de discipline, de mise en vigueur directe et violente de la généralisation d’une condition plus douloureuse que celle du travail salarié “stable”. Il s’agit de la mise en vigueur et de la gestion de la condition de “prolétaire superflu”, un individu situé en permanence à la limite entre travail et chômage, entre avenir et impasse, entre la vie sociale dans le travail salarié et le chaos en dehors de celui-ci. La force de travail n’est pas automatiquement placée là où la reproduction élargie du capital l’exige; elle doit être disciplinée.
La violence sociale, son niveau et son contenu, a toujours été l’expression du niveau déjà existant de lutte de classe. Une grève qui bloque la production, ou une manif qui bloque la circulation des marchandises, ou l’occupation d’un bâtiment universitaire par des étudiants, ne sont pas des “protestations pacifiques”; cette définition, donnée par l’Etat, exprime simplement le rapport de forces dans une guerre en cours dont nous faisons l’expérience quotidiennement : la guerre de classe. Quand l’Etat dit “actions pacifiques”, cela veut dire “tolérables”. Le degré de violence répressive contre tout mouvement social est l’unité de mesure de la tolérance de l’Etat. La tolérance de certaines pratiques prolétariennes est l’autre face de la peur d’autres pratiques prolétariennes qui déstabilisent davantage la domination du capital. Ainsi, dans la période historique actuelle, quand la ville est en feu, une manif sans émeutes est dite “pacifique”. Quand un embrasement social généralisé semble dangereusement probable, une grève sectorielle isolée apparaît, du point de vue du capital, comme le paradis. Mais cette situation dépend de plusieurs paramètres de la lutte de classe. Dans le passé, la police a très souvent attaqué sans user de la violence comme alibi. Nous avons vu des flics attaquer des enseignants totalement désarmés, sans même une arme trouvée dans la rue à la main, cognant des retraités qui ne faisaient que manger des bretzels ou même des passants qui, par leur seule présence, renforcent des pratiques sociales de rue que l’Etat voudrait maintenir dans la marginalité.
D’autre part, il est évident qu’une manif (comme celles du Parti Communiste de Grèce) qui dénonce la violence sociale et essaye de se protéger de celle-ci, dénonce la possibilité historique que cette violence passe à un niveau supérieur en tant qu’expression de conflit et, de cette façon, une telle manif collabore déjà avec la police. Et si, dans la pratique du PCG, la collaboration avec la police est suffisante mais indirecte, la pratique des sit-in devant le Parlement pour distribuer des fleurs à la police, comme le firent certains lycéens (tout en prenant soin de ne rien bloquer du tout) était une collaboration insuffisante mais directe avec la police.
Dans le milieu anti-autoritaire, du fait de sa familiarité historique avec les destructions et les affrontements violents avec les flics, l’idée qu’il s’agit d’”implanter” la violence de rue dans les mouvements sociaux par l’action exemplaire est tout à fait répandue. Mais dans le cas particulier des émeutes de Décembre, la violence fut utilisée avec une facilité sans précédent. La question d’une avant-garde violente ne fut pas posée en pratique quand les amateurs et l’”avant-garde” se rencontrèrent dans la rue; elle fut posée seulement dans la tête de l’avant-garde au sens où “nous avons été dépassés par la rébellion”. Comme le disait un camarade dans une assemblée populaire :” Tout le monde savait que les gaz lacrymogènes étaient à l’ordre du jour”. Il n’y avait pas besoin de promouvoir la violence, celle-ci faisait déjà partie de la dynamique sociale. Certes il y a toujours eu des minorités prolétariennes radicales dans les luttes de classe. Mais, historiquement, chaque action isolée d’une telle minorité devient une pratique de la majorité quand elle provient des besoins de la lutte. Si elle n’est pas généralisée, elle est marginalisée et tend à devenir un fétiche, quelque chose de séparé de la lutte et de son niveau. Quand la rébellion recule, la distance entre les pratiques politiques violentes des groupes ou des communautés de radicaux et le retour du social à la normalité apparaît nécessairement. Pour certaines tendances, plus leurs moyens se détachent des besoins du mouvement social, plus les moyens s’imposent comme une fin en soi. La logique derrière “insurrection toujours et partout” est a-historique, comme la logique de toute avant-garde qui méprise le fait que l’histoire est écrite par le prolétariat et non par les avant-gardes. Après les émeutes de Décembre, la fréquence (et l’audace contre l’Etat) de ces actions, de la part des avant-gardes, augmente et tend à devenir un mode d’expression de la normalité. De plus la généralisation de la gestion répressive signifie que le capital prend une forme plus conflictuelle. C’est pourquoi le confinement spatial des émeutes dans les limites du ghetto d’Exarchia favorise l’Etat; de cette façon, l’Etat est à même de définir le champ spatial, les agents et le contenu du conflit.
Certes les limites de l’influence sociale et politique du milieu anti-autoritaire sont inévitablement difficiles à discerner. Les batailles entre adolescents et patrouilles de la police à Exarchia ou les cocktails Molotov lancés contre les forces spéciales de la police font partie d’une guerre de basse intensité entre l’Etat et des secteurs de la jeunesse. Mais souvent ces actions sont intimement liées au “projet insurrectionnel” et tendent à se retrancher elles-mêmes dans une vendetta “périphérique” entre les anarchistes/anti-autoritaires et la police. Ceux qui recourent à la violence dans le but de faire la propagande de l’action violente elle-même la plupart du temps, les experts de la violence, n’échappent jamais au Léninisme, car ils substituent leur propre action à l’action violente du prolétariat (auquel ils appartiennent eux-mêmes) et il importe peu qu’ils soient organisés de façon horizontale ou verticale. Finalement, pour les groupes ( plus ou moins officiels) de radicaux, la question du contenu de la violence est nécessairement posée: si le but est d’atteindre le prestige de la police, alors il suffit que les avant-gardes de la violence sociale s’arment et affrontent la police; mais si la révolution signifie créer de nouveaux rapports en détruisant les anciens, alors seule la poursuite de la lutte sociale, dans la mesure où elle est historiquement possible, peut créer les conditions pour vaincre le capital. Les affrontements violents avec la police ne sont pas révolutionnaires en soi, exactement comme n’importe quelle autre activité prise séparément. Si la communauté des barricadiers se cantonne derrière la barricade et ne se diffuse pas dans l’espace et le temps, si l’occupation se confine elle-même dans un bâtiment, alors elle ne peut être révolutionnaire, peu importe son niveau de combativité et de radicalité. La révolution, c’est la classe qui s’abolit elle-même en tant que classe dans le conflit avec le capital.
L’exact opposé (c’est-à-dire le confinement de l’action dans certaines limites) est le résultat des actions prétendues exemplaires comme celles de Lutte Révolutionnaire et de tous les groupes qui aspirent à devenir l’avant-garde armée du mouvement. Après l’attaque de Lutte Révolutionnaire le 23 décembre, qui fut menée depuis le toit d’un squat étudiant anti-autoritaire, mais surtout après l’attaque du 5 janvier dans Exarchia, la pratique violente acquit une dimension qui était coupée de ce que les rebelles avaient vécu pendant un mois. La pratique militaire (qui ne l’emporta en aucun cas sur la pratique de la guérilla prolétarienne diffuse et se tint objectivement au pôle opposé), pratique qui est coupée des rapports sociaux, bien qu’elle puisse être militairement efficace, est socialement inutile; dans la mesure où l’attaque n’est la voix de personne excepté ceux qui l’on menée, elle ne fait que créer des spectateurs. Coupée non seulement de la forme mais aussi du contenu de la guérilla diffuse des rebelles, la soi-disant avant-garde armée n’est d’aucun secours pour le mouvement; quand ils auront raison sur le niveau de violence qui convient, tout le monde le saura! Exactement comme d’autres fractions de la gauche non parlementaire qui sont sorties de leur trou pour essayer de façon opportuniste de capter la plus-value politique des émeutes de Décembre, Lutte révolutionnaire a tenté d’exploiter politiquement le recul de la révolte. Lutte révolutionnaire, doté d’un programme politique, utilisa les armes de la politique pour faire la propagande de sa politique (celle des fusils, comme on peut le supposer). Seule la poursuite et la généralisation de la lutte prolétarienne jusqu’au point où les prolétaires auront à s’armer pour défendre la lutte, et leurs propres vies, constitue la condition qui fera nécessairement s’armer le prolétariat et non les exhortations d’une direction armée.
« Ni fascisme ni démocratie (?) à bas l’État, vive l’anarchie » ou le rôle contradictoire du milieu antiautoritaire pendant la rébellion
Le « milieu antiautoritaire » a été largement présenté, hors de Grèce, (principalement) par les medias alternatifs, comme l’avant-garde des émeutes de décembre. Il est vrai que la contribution de nombreuses composantes du « milieu » (plus ou moins organisées) a été très importante au début de la rébellion, dans la mesure où leurs réflexes aiguisés contre la répression étatique et leur familiarité avec les pratiques violentes les ont aidés à réagir immédiatement après le meurtre, qui, de surcroît, a eu lieu à Exarchia, le « quartier des anarchistes » d’Athènes. Néanmoins, en aucun cas nous ne pouvons dire que « la rébellion a été le fait des anarchistes », ni qu’ils aient été numériquement la composante la plus importante des émeutes et des destructions de la période du 7 au 10 décembre. C’est pourquoi l’affirmation selon laquelle « toutes les avant-gardes furent dépassées » a été très forte, et fut reprise telle quelle dans toutes les assemblées qui ont suivi, les jours d’après. Cette perspective, toutefois, avait fait long feu dès la mi-janvier, lorsque toutes sortes d’« avant-gardes » cherchaient à surestimer, et quelquefois à fabriquer de toutes pièces, leur contribution aux événements de décembre.
Une des pratiques les plus importantes des antiautoritaires fut aussi l’occupation des bâtiments universitaires du centre d’Athènes et de Thessalonique. À Athènes, à partir des occupations d’universités du centre, des initiatives de blocage des stations de métro et des actions violentes contre la police furent lancées. L’occupation des bâtiments universitaires du centre-ville a été une pratique traditionnelle des antiautoritaires et avait été aussi utilisée pendant les émeutes qui suivirent le meurtre de Michalis Kaltezas en 1985. Pourtant, durant les émeutes de décembre, cette pratique fut étendue pareillement aux autres villes grecques, bien que de façon sporadique et moins dynamique. Une différence majeure fut l’occupation des Hôtels de Ville et d’autres bâtiments publics, principalement dans les zones où se trouvent des squats/repères antiautoritaires. Le but principal de ces occupations fut la « continuation et l’extension du mouvement », le besoin de « contre-information » et « l’expression de la solidarité » avec ceux qui avaient été arrêtés.
Des actions de solidarité et des manifs locales (certaines violentes) furent lancées depuis les occupations des bâtiments publics dans les quartiers. L’idéologie de la démocratie directe, toutefois, de certains segments du « milieu », qui furent très actifs durant les événements de décembre, a fini par surestimer les « assemblées populaires » comme une partie d’un programme politique de « démocratie directe ». Les assemblées ont été présentées comme la forme absolue d’auto-organisation, c’est-à-dire de l’activité qui est décidée par les participants à l’assemblée en-dehors de toutes les médiations, de quelque sorte d’institution que ce soit, même des groupes politiques qui pouvaient participer à l’assemblée. Elles ont été présentées comme le triomphe de la volonté générale, de la fermentation, de la confrontation fertile, comme le lieu naturel et par excellence où le mouvement prend naturellement les décisions relatives aux actions. Pourtant, dans les faits, il y a eu des activités avec un contenu particulier, des actions violentes sans revendications, tel que le blocage de la production, l’attaque des moyens de production, le sabotage des réseaux de distribution, la destruction des infrastructures, qui n’ont pas été réellement décidées pendant une assemblée en termes de démocratie directe, même si la réalisation de telles activités peut être présentée comme une décision de l’assemblée. Si, pendant une assemblée, on décide d’une action rebelle, cela survient parce que les participants l’ont déjà décidé et/ou muri dans les nombreuses discussions précédentes. Quand le mouvement n’a pas de revendication à avancer, ce qui peut avoir lieu pendant une assemblée, c’est la confirmation d’une décision qui a déjà été prise ou le véto mis sur une autre.[13]
L’activité auto-organisée des assemblées a partie liée avec l’existence de revendications. L’auto-organisation – ou démocratie ouvrière directe – constitue le moyen susceptible de renforcer la position du prolétariat dans le rapport capitaliste, et pour ce faire, elle est supérieure à tous les autres moyens ; cela est patent dans les mouvements auto-organisés actuels concernant des problèmes locaux et/ou les syndicats de base.
Durant la rébellion, comme nous l’avons déjà souligné, seule une petite minorité du prolétariat était impliquée. Toutefois, l’évolution historique, qui n’est rien d’autre que lutte de classes, n’a jamais été le résultat du principe de la majorité. Le samedi 6 décembre au soir, tout autant à Athènes qu’à Thessalonique, de larges assemblées ont eu lieu auxquelles une partie socialement élargie du milieu antiautoritaire a participé ; en aucun cas ces assemblées n’ont décidé de lancer une rébellion. Les lycéens attaquèrent les commissariats en réalisant une décision déjà prise sans aucune discussion démocratique. Le lundi 8 décembre, nulle assemblée et nulle procédure ne décidèrent de détruire les magasins et les bâtiments d’État, et, bien sûr, les prolétaires n’ont pas voté pour savoir s’ils devaient ou non piller : ils agirent en concertation les uns avec les autres. Le cas de la GSEE est encore plus intéressant : le nombre de ceux qui décidèrent d’occuper le bâtiment était si réduit qu’il n’avait clairement aucune légitimité démocratique. De surcroît, l’assemblée qui avait « décidé » l’occupation n’avait pas vraiment discuté de savoir si l’occupation devait avoir lieu ou non. Cette décision était déjà prise, elle résultait d’un besoin commun des prolétaires qui luttaient côte à côte pendant la rébellion et, en même temps, elle constituait une expression des rapports qui avaient été précédemment créés (avec toutes leurs contradictions).
Il est révélateur que, lorsqu’une tendance du mouvement avait besoin d’une excuse pour faire machine arrière, elle en appelait à l’assemblée : dans le cas de la manif locale de Aghios Dimitrios du 12 décembre, une partie des manifestants, qui ne souhaitaient pas attaquer le commissariat avec les lycéens, a fait référence au fait que l’assemblée n’avait pas pris de telle décision. Lors de l’occupation de la GSEE, quand la tendance syndicaliste n’était pas d’accord avec une action ou une proposition, elle en appelait à l’assemblée préparatoire qui « avait pris la décision » de l’occupation, affirmant que l’assemblée en question n’en avait pas décidé ainsi. L’assemblée apparaît ainsi être la cause de l’action prolétarienne ou la cause de sa poursuite précisément parce qu’elle peut y mettre un terme ou la réfréner. Elle est à tort perçue comme son détonateur, alors qu’elle est simplement une façon de donner un contenu différent.
Les assemblées populaires, comme lieux de rassemblement immédiats, constituaient, d’une part, le dépassement des moyens de communication passés ; de l’autre, toutefois, elles n’étaient rien d’autre que des procédures démocratiques. Alors que la rébellion était un fait et que les occupations de bâtiments étaient la pratique antidémocratique qui touchait les quartiers, la médiation de l’assemblée se présentait comme nécessaire afin que les pratiques de rue se diffusent à ces mêmes quartiers. Le fait que les occupations des bâtiments de l’administration publique et d’aucun autre lieu de travail n’aient eu lieu montrait déjà que la démocratie reviendrait comme limite de la rébellion. Des gens qui n’avaient pas pris part aux émeutes des jours précédents se joignirent aux assemblées : une partie de la classe ouvrière, qui ne s’était pas rebellée et qui ressentait de la sorte le besoin de communiquer avec les insurgés, mais aussi, dans certains cas, une autre partie de la société opposée à la rébellion : principalement, des éléments petits-bourgeois de chaque quartier qui craignaient la possibilité d’une extension réelle de la révolte dans les quartiers et qui avaient à juste titre réalisé que leurs opinions avaient voix au chapitre dans une procédure démocratique[14]. D’un côté, les procédures devinrent plus massives (du moins au début), de l’autre, il était clair que cette composition élargie ne pouvait que tempérer et ralentir l’action. En fait, de nombreuses discussions et de conflits eurent lieu et, à la fin, quand la rébellion s’étiolait, les assemblées furent transformées en instruments de lutte pour faire face à des « problèmes locaux ». Au travers des assemblées, une critique démocratique de la démocratie s’était exprimée : la démocratie actuelle n’est pas suffisante, il en faut plus ! La rébellion portait ses propres limites, comme tout autre mouvement prolétarien jusqu’à aujourd’hui : d’un côté, la démocratie, et de l’autre, le syndicalisme, qui vient aujourd’hui grappiller les fruits de la rébellion et se repaître de son énergie.
« Salopards, les jours de votre société sont comptés, nous avons pesé ses joies et ses peines, et nous avons trouvé cela bien maigre » (pris dans un tract)
À la fin de 2008, l’économie grecque avait déjà ralenti, et, au début 2009, elle est entrée en récession. Toutefois, ce que la vue d’ensemble de cette décélération ne montre pas, c’est que la plupart des secteurs desquels dépend principalement la reproduction du capital grec étaient déjà en récession depuis 2008 : le secteur de la construction avait déjà réduit de 9,4 % en 2008, alors que l’industrie, qui était en récession depuis 2005, connut une contraction d’encore 4 % en 2007-2008. Parmi les secteurs qui affichent une grande concentration de (la déjà précaire) force de travail, le tourisme fut le seul qui décéléra seulement au 4ème trimestre de 2008, alors que la crise internationale, pour des raisons évidentes, avait déjà exercé une forte pression sur les travailleurs du secteur. L’évolution de ces trois secteurs, qui concernent 27 % de la force de travail totale, ne peut pas être compensée par l’évolution du secteur financier, qui emploie 2,6 % de la force de travail totale. Plus encore, les récentes lois concernant les rapports de travail, et les trois lois-cadres sur la sécurité sociale, qui ont été votées par l’État grec ces quinze années, ont touché les employés de l’administration publique et de l’éducation, ce qui représente 15 % de la force de travail totale. Le fait que la consommation privée ait dramatiquement décru en 2008 par rapport à 2007 montre que le prolétariat grec, et principalement sa composante précaire, avait déjà subi les conséquences de la crise de reproduction depuis 2008 et ne savait que trop à quoi s’en tenir pour le futur.
La restructuration que le capital a initié, à l’Ouest, depuis la moitié des années 1970, et en Grèce depuis la moitié des années 1980[15], a conduit à la fragmentation de la classe ouvrière, donc la lutte de classe elle-même ne pouvait qu’être marquée par cette fragmentation. La machine de guerre de la restructuration se retourne maintenant contre le capital. La défaite des luttes revendicatives de la classe ouvrière des 15 dernières années en Grèce, et la dégradation en conséquence des conditions d’existence d’une large partie du prolétariat, portent en elles-mêmes décembre 2008. La balle qui est sortie du flingue du flic le 6 décembre a tout remis en cause et délégitimé : la répression comme moyen de gérer (sans succès) les jeunes prolétaires, la précarisation de la vie elle-même, l’entrée massive des immigrés et l’utilisation de leur existence comme contrepoids, afin de dégrader et de rendre encore plus flexible toute une gamme de relations de travail. La limite de la rébellion doit se trouver dans le fait qu’elle n’ait pas pu s’étendre aux lieux de travail. Si le procès de production avait été bloqué (ce qui aurait amené une violente réaction en conséquence de l’État), cela aurait immédiatement posé le besoin d’un approfondissement de la lutte. Mais il ne l’a pas été, et cela est directement relié à la composition de classe des participants. Les erreurs tactiques ne peuvent être prises en compte dans le dénouement d’une rébellion ; si ces erreurs ont une influence, ce n’est que sur quelques détails et sur la vélocité du recul. Au-delà de quelques minorités microscopiques, les travailleurs « stables » n’ont pas participé à la rébellion. Comment le procès de production aurait-il pu être perturbé, quand la plupart des participants de la révolte appartenaient à la zone frontalière entre travail et chômage, ou n’avaient pas encore été inclus dans le procès de production ?
Le fait que la grève générale du 10 décembre ne soit pas parvenue à joindre ces deux mondes nous a montré, en premier lieu, que la révolte (principalement des travailleurs précaires) ne peut pas aujourd’hui se généraliser, de même que les luttes de l’année précédente de la partie « stable » de la classe ouvrière contre la restructuration du système de sécurité sociale montraient qu’une révolte ne peut pas encore facilement émerger d’une grève générale ; une grève qui exprimerait les intérêts d’une partie de la classe qui s’identifie toujours comme la « classe laborieuse » et qui se défend comme telle, sentant qu’elle a effectivement des choses à perdre.
Ce qui s’est passé en Grèce après décembre donne un éclairage sur les causes de l’impossible généralisation de la rébellion à ce moment historique précis de la lutte de classe. Dans tous les secteurs de production dans lesquels les travailleurs plus âgés sont en majorité « stables », lorsque les nouveaux arrivants entrent dans la production sous les auspices des « nouvelles relations de travail », des conflits apparaissent entre eux, qui dans certains cas prennent une forme violente[16]. Dans une période d’intensification de la crise capitaliste où les « emplois » offerts par le capital en son sein sont réduits, les prolétaires sont forcés de rentrer en compétition les uns avec les autres pour ces emplois. Comme nous l’avons déjà dit, dans l’occupation de la GSEE et des bourses de travail il s’est manifesté un courant nouveau en Grèce : le syndicalisme de base, qui avait commencé à émerger, toutes proportions gardées, de façon similaire comme en France, en Belgique, et en Grande-Bretagne. Ce qui est important, toutefois, c’est que les capitalistes font usage jusqu’à de la crise elle-même afin de rendre le travail encore plus flexible et d’attaquer la reproduction des prolétaires. C’est pourquoi il semble impossible que ces amorces de syndicats, qui se trouvent à la frontière entre la légalité et l’illégalité, remportent un succès pour tous leurs membres. La preuve empirique jusqu’à maintenant (et nous sommes aux débuts de ces développements) montre que le résultat des luttes syndicales d’aujourd’hui est l’approfondissement de la division y compris entre les travailleurs précaires eux-mêmes, qui va au-delà de la division actuelle entre travailleurs stables et précaires.[17] Bien sûr, il y a toujours la possibilité que les mobilisations des précaires créent des brèches et donnent une opportunité aux minorités radicales de travailleurs « stables », à travers des confrontations, de se libérer – enfin – des pratiques nécessairement reproduites par les syndicats bureaucratiques traditionnels auxquels ils appartiennent. La question devient alors : est-ce que les luttes revendicatives peuvent être victorieuses dans ce cas ? On peut en douter, puisque le fait que le capital ne souhaite pas revenir à la stratégie sociale-démocrate n’est pas dû à un rapport de forces conjoncturel, mais est une question historique, c’est le résultat de l’accumulation des luttes de classe du passé et de la restructuration/contre-révolution qui a succédé à la période des importantes luttes de classe des années 1960 et 1970. Pas plus que la forme organisationnelle des luttes revendicatives n’est le facteur crucial qui déterminera leur succès ou leur échec. Déjà, durant les grèves les plus violentes et les plus agressives depuis les années 1960 et 1970, l’auto-organisation des luttes syndicales dominait. Les luttes de classe (dans le monde occidental) depuis la restructuration prennent essentiellement deux formes : il y a les luttes des fractions de la classe ouvrière qui sont touchées et se défendent contre la tentative du capital de modifier la composition de classe et les rapports de travail (et qui constitue la majorité), et les luttes de ces fractions qui vivent déjà sous les auspices des nouveaux rapports de travail ou qui y entrent, et qui expriment des revendications qui sont vraiment difficiles à satisfaire, parce que ces revendications ne sont pas seulement défensives mais demandent un retour en arrière, ou n’expriment aucune demande. Il est évident que nous sommes maintenant dans une période historique cruciale, dans laquelle la perspective de détruire le capital (mais en regard du possible approfondissement de sa domination) se présente à nous.
En décembre, il est apparu comme évident que le développement historique général de la précarisation de la vie des travailleurs n’est pas simplement une arme du capital, parce qu’elle se retourne contre lui. Dans le futur, cette tendance, comme stratégie capitaliste, continuera. Le résultat le plus probable sera que les luttes syndicales continueront, s’intensifieront et prendront des formes encore plus violentes, parce que c’est la seule façon pour les prolétaires de continuer à revendiquer de vivre leur vie comme tels, une vie qui est menacée au plus haut point. Un exemple récent en France est la pratique de « prise d’otages de patrons », dans le cas d’usines qui sont fermées, pour réclamer plus d’indemnités. Les formes organisationnelles des luttes syndicales seront jugées pour leurs résultats, comme par le passé. Il est donc possible que nous assistions sous peu à une crise du syndicalisme de base émergent. Mais le syndicalisme est aussi le contenu et non seulement la forme. Même les luttes qui peuvent émerger sans la médiation de quelque forme de syndicat de base dans le futur continueront à être des luttes syndicales tant qu’elles formulent des revendications, tant qu’elles demandent une meilleure situation des prolétaires dans le rapport capitaliste.
Les luttes syndicales finiront par échouer dans le sens où il leur est impossible de conduire à une régulation du rapport de classe qui soit autre que la tendance dominante de l’accumulation capitaliste internationale. Cette prévision ne signifie pas que nous dévalorisions les luttes du prolétariat. Si la critique du capital est historique et qu’elle vise à sa destruction, alors nous ne pouvons pas théoriser aujourd’hui la révolution comme une montée en puissance sur la base des luttes syndicales et leur expression toujours plus autonome. Les raisons pour lesquelles le capital est incapable de satisfaire les revendications syndicales sont historiques et ont à voir avec toute la dialectique entre le contenu des luttes prolétariennes du passé et les contre-révolutions/restructurations du capital. L’histoire ne peut pas prendre la forme d’un pendule temporel. L’histoire est lutte de classe, c’est-à-dire conflit entre les classes et production de la nouvelle forme de rapports sociaux. Cette nouvelle forme est le résultat de l’affrontement et la rupture d’avec le contenu de cet affrontement. Il y a bien sûr des divergences selon l’avancée capitaliste des différentes parties du monde, mais la tendance à converger s’est historiquement précipitée. Aujourd’hui, du fait de la crise capitaliste, elle est d’autant plus accélérée. Les différents types de réaction prolétarienne en divers endroits du monde composent le tableau encore contradictoire de la lutte de classe, mais la révolution sera mondiale ou ne surviendra pas.
Ceci ne veut pas dire que nous souhaitons enjoindre qui que ce soit à une attitude d’attente passive (en fait, nous participons nous-mêmes sans hésiter aux luttes revendicatives qui nous concernent). Plus encore, cela ne veut pas dire que le prolétariat sera nécessairement amené à la révolution parce que tout le reste aura échoué. Les luttes revendicatives, par leur caractère combattif, et principalement par leur échec, conduiront à la crise du syndicalisme et à la possibilité historique de marquer une rupture avec le syndicalisme, une possibilité de dépassement historique du syndicalisme. Ce sont ces luttes qui, du fait de leur contradiction, poseront le problème d’un passage qualitatif de la revendication d’une meilleure position dans le capital à la destruction du capital, en substance la question d’identifier la revendication de la reproduction elle-même avec le dépassement du capitalisme. En analysant les luttes de classe aujourd’hui, nous pouvons voir deux choses : d’un côté, même les luttes revendicatives deviennent « plus sauvages », « désespérées » et de l’autre, les luttes sans revendications sont plus nombreuses. Nous pouvons voir dans certains cas des ouvriers licenciés détruire l’usine dans laquelle ils avaient travaillé, nous pouvons voir des grèves évoluer indépendamment de la perspective de la satisfaction des revendications, et par-dessus tout, nous pouvons voir l’expression du mouvement de 2005-2006 en France et de décembre 2008 en Grèce.
Il se peut que dans le futur la rupture provoquée par les luttes sans revendications soit renforcée. La dynamique de la lutte de classe et la dialectique entre revendication et destruction peut conduire à ce que la lutte des différentes fractions de travailleurs et de chômeurs, dont la reproduction devient toujours plus précaire, devienne lutte contre le rapport capitaliste, comme cela avait déjà été le cas en décembre 2008 en Grèce – certes par des minorités, mais qui agissaient de la sorte dans tout le pays. Il est possible que les « classes dangereuses » apparaissent progressivement sur la scène et que le prolétariat commence à attaquer peu à peu les lieux de travail, en sus des bâtiments d’État qui, peu importe le nombre de flics engagés pour les garder, demeurent en situation délicate. L’insurrection se lèvera devant nous.
Woland pour Blaumachen
[1] « Nous venger non seulement pour la mort de Alexis, mais aussi pour les milliers d’heures qu’on nous vole au travail, pour les milliers de moments où l’on a senti l’humiliation au bureau du directeur, les milliers de moments où l’on a retenu notre colère devant un CONNARD de client ‘exigeant’! Pour nos rêves qui sont devenus publicités, pour nos idées qui sont devenues orientations gouvernementales et votes, pour la vie qui s’use continuellement, pour nous-mêmes qui devenons petit à petit des ombres dans une vie quotidienne qui se répète… », écrivaient ces jours-là deux employés d’un centre commercial d’Athènes.
[2] Dans les pratiques manifestées dans les rues on ne pouvait pas distinguer entre rôles « masculins » et « féminins ». Beaucoup de femmes ont participé aux manifestations et aux actions offensives. En plus, les femmes ont attaqué les chefaillons durant les assemblées quand ceux-ci essayaient d’imposer de force leurs conceptions ou tactiques. D’ailleurs nous vivons aujourd’hui dans une phase historique du capital où le sexe en tant que prédominance du rôle social productif (masculin) sur celui reproductif (féminin) a déjà été mise en cause à l’intérieur du rapport capital, entre autres à la suite de l’« intégration » des luttes précédentes des femmes. De nos jours la reproduction a été largement subsumée sous le capital, en même temps que l’identification de la femme avec ce rôle social a été mise en cause. Aujourd’hui, avec la subsomption réelle des activités reproductives sous le rapport capital, la destruction du rapport de genre, qui ne sera qu’un aspect de la destruction du rapport capital, est devenue réellement possible.
[3] D’une part, à cause de la gestion particulière par l’Etat de l’emploi et du chômage des jeunes après la fin du régime militaire, gestion dans laquelle – par suite de l’absence d’un secteur industriel avancé en Grèce – l’université jouait un rôle majeur. D’autre part, à cause de l’histoire longue de 35 années des luttes étudiantes, qui maintint une crise permanente de l’éducation.
[4] Le fait que le « milieu » a une dimension plutôt sociale que politique amène quelques conséquences concrètes : il ressemble à un « village » géographiquement isolé à Exarchia. La ghettoïsation ne semble pas gêner outre mesure, elle est au contraire souvent présentée avec fierté. Les « villageois », malgré leurs divergences politiques parfois abyssales, coexistent pour l’essentiel sur base de « patriotisme anarchiste » en cachant leurs désaccords sous le tapis.
[5] A Paris, et aussi dans d’autres villes françaises, les « immigrés » de deuxième ou troisième génération –qui sont en fait des citoyens français– vivent, à côté de très pauvres français autochtones, dans des banlieues-dortoirs ghettoïsées. La politique de construction de grands complexes d’HLM a atteint son apogée entre 1960 et 1975, pour assurer le logement d’un nouvel afflux de gens déracinés de la campagne française ou des ex-colonies. Puisque ces villes-dortoirs n’étaient conçues que pour le repos du salarié, quand la stabilité de l’emploi a commencé à disparaître beaucoup de jeunes qui étaient nés là sont restés à « rouiller » devant les entrées des bâtiments, créant ainsi une situation explosive.
[6] « Quand je lui ai demandé pourquoi il va aux manifs, il m’a répondu : ‘parce qu’on fait pression sur nous à l’école, à la maison, aux cours extra-scolaires , et maintenant la police tire et tue tous ceux qui bougent’ » (Kathimerini, 14/12/2008). On peut voir l’état d’esprit d’une grande partie des mineurs dans l’extrait suivant d’un tract d’élèves : « Nous on travaille pour qu’ils mangent. IL Y EN A MARRE, eux avec leur ventre et nous avec notre faim. Où est l’égalité dont parle leur SOI-DISANT démocratie? Le salaire de base de 600 euros? C’est donc ça leur égalité, c’est ça l’égalité des chances? C’EST LES 600 EUROS QUI LES BRÛLENT. Ça va être l’allume-feu qui fera flamber votre monde, bande de salauds! ».
[7] Les occupations d’écoles par les élèves sans véritable ensemble de revendications ont constitué également une pratique courante pendant les années 90, à la suite du grand mouvement lycéen en 1990-91. Cette « agréable habitude » des élèves a été interrompue à la fin de la décennie quand l’État a contre-attaqué avec la restructuration de l’éducation par le ministre Arsenis. Mais on a pu constater que ce n’était que provisoire.
[8] Ce qui se manifeste aussi par leur attitude envers les ‘sans papiers’. Quoiqu’il soit bizarre d’entendre des albanais demander (en grec impeccable) le départ des ‘étrangers’, cette situation doit être comprise dans le cadre de la dynamique historique du capital et non en termes moraux ou idéologiques.
[9] Des immigrés nous ont décrit le conflit entre des adolescents et leurs parents en ce qui concerne la participation des premiers aux manifestations.
[10] La colère exprimée par des centaines d’immigrés à Athènes avec les manifs des 21 et 22 mai, où il y a eu des affrontements étendus avec la police («Le premier affrontement ouvert entre police et immigrés» était le titre de l’article paru dans le quotidien Kathimerini) et des saccages (des dizaines de voitures et pas mal de banques et de magasins), n’est pas le résultat de la stupidité d’un petit flic de base de plus qui aurait décidé de déchirer un livre de prières musulman, ni de l’idéologie religieuse des immigrés musulmans (laquelle est bien réelle), contrairement aux affirmations déversées par le spectacle pour nous convaincre. Il est à noter que l’Association des Musulmans de Grèce a condamné les troubles, déclarant qu’ils avaient été prémédités par des éléments extrémistes et demandant aux musulmans qui s’adonnent au vandalisme de quitter la Grèce. La tentative de l’État grec de démoniser les ‘sans papiers’ et de canaliser contre eux le mécontentement des couches inférieures du prolétariat grec et des petits-bourgeois est patente, et elle s’appuie bien sûr sur la condition matérielle d’une délinquance qui est nécessaire pour leur survie.
[11] Lors d’une discussion organisée dans la GSEE occupée, sous le thème « 1918-2008 : la GSEE contre les luttes des travailleurs », on a très durement critiqué cette instance bureaucratique. Cependant, les orateurs ont exprimé des points de vue différents en ce qui concerne le syndicalisme lui-même.
[12] L’assemblée qui avait préparé l’occupation de la GSEE avait décidé d’occuper pendant au moins deux jours et puis de réexaminer la situation. Mais il s’est avéré que certains syndicalistes avaient prévu une occupation qui prendrait fin au bout de deux jours, en même temps que la grève de 24 heures déclarée par le syndicat de base des travailleurs sur deux-roues.
[13] L’autorité de l’assemblée sur l’action est apparue principalement dans les occupations locales et l’occupation de la GSEE. Il y a eu de nombreux exemples où l’action fut stoppée au nom de l’assemblée et de son autorité. Un exemple parlant est l’assemblée populaire de Ano Poli à Thessalonique, qui a repoussé l’occupation de la bibliothèque municipale pendant des jours, paralysée par le manque d’unanimité pendant l’assemblée. Cette situation n’a pas été tellement perceptible durant les occupations de l’ASOEE et de l’École Polytechnique. Ces occupations ont tenu le rôle de lieu de rencontre prolétarien, plutôt que d’héberger des activités de prise de décision.
[14] Pour comprendre a quel degré l’idéologie démocratique a miné la rébellion, on pourrait se référer à l’exemple de l’assemblée ouverte de Chalandri [quartier d’Athénes], ou, malgré les réactions, on a toléré la présence de boutiquiers locaux et leurs pleurnicheries qu’ils n’avaient pas assez d’argent pour payer les salaires de leurs employés. À un autre moment, un occupant est allé jusqu’à proposer qu’il n’y ait pas de nouvelle manif dans le centre de Chalandri (et que les manifestants se dirigent plutôt vers un grand centre commercial du quartier de Maroussi) parce que : « C’est Noël quand même, il faut que les boutiques de Chalandri gagnent un peu d’argent, c’est toujours ici qu’on fait des manifs ». Un extrait de la revue Eutopie (N° 17) est révélateur : « (…) les antiautoritaires n’écoutaient pas toutes les opinions, leur seul but était de convaincre et non de discuter et de co-décider au risque qu’eux-mêmes soient convaincus par d’autres. Un exemple parlant : lors d’une assemblée populaire quelqu’un s’est opposé à la proposition d’une manif de solidarité aux arrêtés de décembre, disant que s’ils ont été arrêtés, ils ont du faire quelque chose. La réaction fut une attaque verbale en chœur par les antiautoritaires qui étaient supérieurs en nombre, et il devint ainsi clair que nous n’avons aucune raison de discuter de telles objections ».
[15] Tout comme en 2008, de même en 1985, il y a eu des incidents violents, mais de moindre envergure, après l’assassinat d’un jeune de 15 ans. En 1985, on se trouvait au début d’un processus d’attaque et d’érosion du très bref contrat social-démocrate grec. Les 23 ans qui se sont écoulés jusqu’à 2008 font une grande différence. Il y a eu l’effondrement du bloc capitaliste de l’Est et l’afflux massif d’immigrés depuis le début des années 1990, qui ont renversé le cours descendant de la profitalibilité du capital en Europe (mais, comme on peut le constater, seulement provisoirement et à un degré insuffisant). En 1985, il n’y avait pas la rage anti-répression qu’on peut repérer aujourd’hui parmi de larges fractions de la classe ouvrière, puisque le rôle de la répression dans la reproduction sociale n’était pas aussi important qu’aujourd’hui. Le revers de la médaille est l’incapacité de l’État de réprimer les occupations de 2008, au contraire de la facilité avec laquelle il avait réprimé l’occupation de la faculté de chimie en 1985, ainsi que la participation dynamique de nombreux « citoyens indignés » aux côtés de la police en 1985, à comparer avec la participation complètement marginale des fascistes pendant les évènements de décembre à Athènes. En 1985, l’alliance entre les fascistes et la police était arrivée jusqu’à la tentative d’évacuation de l’École Polytechnique occupée.
[16] Très récemment, dans un congrès de l’OME-OTE (syndicat de l’organisme des télécommunications OTE), la délégation du syndicat nouvellement constitué des contractuels travaillant dans les centres d’appel (call centers) de l’OTE (qui ne sont pas représentés dans l’OME-OTE et sont dans leur écrasante majorité des jeunes, dont de nombreux étudiants) a été violemment prise à parti par les syndicalistes de la présidence du congrès aux cris de « on ne vous connaît pas, qui êtes-vous ? ». De plus, à l’hôpital Evangelismos, les jeunes travailleurs précaires ont été repoussés violemment quand ils ont essayé de faire voter et d’imposer que le syndicat s’occupe de leurs revendications. Enfin, la plupart des ELME [branches régionales du syndicat de l’éducation nationale] n’acceptent pas dans leurs rangs les enseignants non titularisés qui travaillent à l’heure.
[17] Un exemple parlant est l’évolution de la lutte des nettoyeuses qui sont employés par OIKOMET. Puisque la revendication du syndicat PEKOP de titularisation dans l’ISAP prend nécessairement la forme d’une embauche via les concours de l’ASEP pour le recrutement à la fonction publique, la division entre travailleurs « européens » et « non européens » était inévitable. Malgré cela, le syndicat persiste dans ses déclarations à demander la titularisation des nettoyeuses dans toutes les compagnies d’État ! – NdT : L’ASEP (Conseil Supérieur de Sélection du Personnel) organise les concours pour le recrutement à la fonction publique. En principe, le recrutement des fonctionnaires doit passer par ce concours-là. Le problème dans le cas de figure c’est que quelques 80 % des nettoyeuses d’OIKOMET n’auraient pas le droit de participer à un tel concours, parce qu’elles ne sont pas citoyens d’un pays de l’Union Européenne.
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